Nous reproduisons aujourd’hui
un texte de Gaétan Duquette[1] sur la
tourte. Une suite – sur la tourte au Québec - paraîtra la semaine
prochaine.
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À
l'automne 1813, le naturaliste J.J. Audubon décrit en ces termes l'immense
volée de Tourtes voyageuses qu'il a rencontrée près de Louisville, au Kentucky:
« La
lumière du jour en plein midi s'en trouvait obscurcie comme par une éclipse; la
fiente tombait comme de la neige fondante, et le bourdonnement continu des
ailes m'étourdissait. »
Plus
loin, un calcul l'amène à conclure que plus d'un milliard d'oiseaux sont passés
devant lui en trois heures.
Un
siècle plus tard, le 1er septembre 1914 à 13 heures, Martha, la dernière de son
espèce, est trouvée morte sur le sol de sa cage au jardin zoologique de Cincinnati,
à 150 km à peine de Louisville.
Que
s’est-il passé?
Entre
1800 et 1900, la population humaine des États-Unis s'est multipliée par 15,
passant de 5 millions à 76 millions d'habitants.
Les
immenses forêts de chênes, de frênes et d'érables, qui abritaient entre 3 et 5
milliards de tourtes, sont alors utilisées pour leur bois et en partie
remplacées par des pâturages et des terres cultivables.
À
partir des années 1850 débute l'industrialisation; les villes se multiplient et
grandissent rapidement tandis que l'immigration s'accélère et se diversifie.
Pour nourrir tous ces gens, il faut beaucoup de viande.
Pendant
des siècles, les tourtes ont donc servi de nourriture aux Amérindiens et, plus
tard, aux premiers colons.
Cependant,
le développement du télégraphe et du chemin de fer (de 37 km en 1830 à 48 000
km en 1860) va permettre l'avènement d'une chasse commerciale pouvant répondre
à la forte demande en adultes et en poussins.
On
estime que ce marché, au plus fort de la chasse, était alimenté par au moins
mille chasseurs et piégeurs professionnels.
En
mai 1871, pas moins 50 000 oiseaux ont été vendus en une journée sur le marché
de Boston, et en 1874, dans une seule colonie du Michigan, 700 000 tourtes
furent abattues en un mois.
Vers
1882, en Ohio, une douzaine de tourtes vivantes coûtait 5 ¢, alors qu'un couple
de cardinaux se vendait 2 $.
Les méthodes de chasse
Plusieurs
méthodes de chasse étaient utilisées, la plus populaire étant le tir au fusil.
D'un
seul coup, on abattait facilement six oiseaux et deux coups dans un dortoir
pouvaient tuer jusqu'à 60 oiseaux.
Des
concours de tir aux pigeons furent organisés, dont un où il fallait abattre au
moins 30 000 oiseaux avant de pouvoir réclamer un prix.
Il y
avait aussi la technique des grands filets où des tourtes aux paupières cousues
servaient de leurres. L’un de ces pièges
permettait de capturer jusqu'à 3500 oiseaux en même temps.
Une autre
méthode, plus artisanale, consistait à utiliser de longues perches pour faire
tomber au sol les oiseaux perchés dans les dortoirs ou volant bas, pour ensuite leur écraser la tête.
Moins
souvent, on faisait brûler des herbes et du soufre dans les dortoirs pour faire
suffoquer les volatiles. Les surplus étaient jetés aux porcs ou servaient
d'engrais.
Informés
par le télégraphe, les chasseurs professionnels traquaient les oiseaux d'une
ville à l'autre, d'un État à un autre.
Les
tourtes étaient tuées quand elles s'alimentaient, dormaient, nichaient et se
déplaçaient. On peut parler de véritables carnages.
À
l'été 1878, la dernière volée s'établit pour nicher près de Petoskey, au
Michigan. Elle couvrait environ 400 km2. On estime à 1,5 million le nombre
d'oiseaux abattus cet été-là.
Les autres causes de l’extinction
Parallèlement
à la chasse, la déforestation continuait, réduisant la nourriture principale
des tourtes (glands, faînes, châtaignes et fruits) et rendant sa quête de plus
en plus difficile (ces arbres ont une production localement très abondante,
mais pas à chaque année).
En
1872, les forêts anciennes de l'est des États-Unis ne couvraient plus que la
moitié de la surface qu'elles occupaient à l'arrivée des premiers colons.
Pendant les trente années où la chasse a été intensive, le dérangement des
colonies a amené l'abandon des nids et réduit le nombre de sites de
nidification utilisables.
La
production étant habituellement d'un seul oeuf par couvée et d'une seule couvée
par année, la population a fortement chuté. En dessous d'un nombre minimum
critique, une espèce aussi grégaire était condamnée à disparaître.
Résurrection possible?
L'idée
de ramener à la vie des espèces disparues n'est pas nouvelle (on n'a qu'à
penser au film Le Parc Jurassique). Un groupe de scientifiques s'y intéresse
aujourd'hui très sérieusement; le projet Revive & Restore
(http://longnow.org/revive/) s'est donné pour mission ressusciter certaines
espèces disparues et de les réintroduire dans leur habitat d'origine. Un
néologisme est né : dé-extinction.
Le groupe a choisi la Tourte
voyageuse comme candidat idéal, et la technique pour recréer cet oiseau
emblématique serait théoriquement faisable.
Les tourtes ainsi obtenues,
d'abord élevées dans des zoos, pourraient ensuite être placées dans des bois
recouverts de filets, avant d'être réintroduites finalement dans leur habitat
d'origine.
On espère que les oiseaux
seront génétiquement identiques et qu'ils pourront reprendre leur ancien rôle
écologique dans les forêts décidues de l'est des États-Unis. Cette seconde
étape paraît beaucoup plus ambitieuse...
En effet, lorsque la chasse
commerciale a cessé d'être rentable, vers 1880, quelques dizaines de milliers
d'oiseaux devaient sûrement encore exister, dispersés dans des habitats
adéquats. Et pourtant, l'espèce s'est éteinte malgré tout.
Ceci illustre bien un
principe essentiel en matière de protection et de conservation : il n'est pas
toujours nécessaire de tuer le dernier couple pour qu'une espèce disparaisse.
[1]
Il y a cent ans disparaissait
Martha, la dernière tourte voyageuse, Québec Oiseaux , 100 e numéro - volume 25, numéro 3, printemps 2014, 25e
anniversaire, pages 22-27
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